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Chroniques
In Extremis et Court-Circuit
hommage à Christophe Bertrand
D’un grand jeune homme timide à qui tout, ou presque, réussissait, l’on se souvient encore à Strasbourg pour l’y avoir très vite tenu en hautes estime et affection. D’un jeune pianiste agile et curieux, dans les premiers temps, puis d’un jeune compositeur infiniment doué qui d’emblée s’imposa à ses pairs comme seule l’évidence le peut. À dix-sept ans il signait ses premiers opus où, dans une urgence fébrile, s’affirmait une personnalité bien tranchée qui n’aurait pu échapper aux ainés, qu’ils soient instrumentistes eux-mêmes (comme Armand Angster et son ensemble Accroche Note), chefs d’orchestre ou programmateurs – ainsi notre festival Musica qui le convia régulièrement. Après la classe d’Ivan Fedele, il perfectionnera son art à l’Ircam auprès de Brian Ferneyhough, Philippe Hurel et Jonathan Harvey, à partir de 2000. Le monde s’ouvre, avec plusieurs commandes, jouées par des formations prestigieuses comme comme l’Ensemble Intercontemporain, le Quatuor Arditti, l’Orchestre Philharmonique de Radio France, la consécration demeurant sans doute aucun la création de Mana (2006) par Pierre Boulez à Lucerne et sa reprise de Yet à Aix-en-Provence [lire notre chronique du 8 juillet 2006]. La stupeur est indescriptible lorsqu’un matin de septembre 2010 est annoncée la disparition brutale de Christophe Bertrand. Il préféra tout quitter, nous plongeant pour toujours dans l’émotion d’une perte douloureuse, laissant une œuvre riche et ô combien prometteuse.
Ce soir, les musiciens de Court-Circuit, l’ensemble parisien créé par Hurel en 1991, et ceux de l’alsacien In Extremis dont le compositeur fut l’un des fondateurs dix ans plus tard, alternent leur prestation dans un hommage donné en amont d’un enregistrement réalisé ces prochains jours par le label Motus. Six pièces chambristes nous immergent dans l’univers de Christophe Bertrand.
Un univers encore inégal, incertain même, comme nous le disent certaines pièces. Composée en 2001 pour le flûtiste Olivier Class qui la créerait au printemps de la même année, Eltra affirme un recours vigoureux à la virtuosité, à travers trois brèves séquences furieuses (l’ensemble dure environ cinq minutes). En faisant se succéder effets et modes de jeu, Bertrand donne l’illusion d’une polyphonie, avec un seul instrument. Bien que trépidant, les systématismes s’usent tôt et cette pièce reste celle d’un garçon de vingt ans qui mesure son inspiration à l’enseignement auquel il est venu confronter sa spontanéité à Paris. De même Arashi pour alto solo (2007) – la version d’origine était pour clarinette – ne convainc pas. La rage qui la traverse, la prolifération qui la définit, l’épreuve visible qu’elle représente pour l’instrumentiste sont autant de crispations mal dégrossies. Le problème de Satka est d’un autre ordre. Conçue en 2008 pour violon, violoncelle, flûte, clarinette, percussion et piano, créée sous la direction de Guillaume Bourgogne au Festival d’Aix-en-Provence durant l’été, cette œuvre brillante fait preuve d’une grande maîtrise, mais sans inspiration. La personnalité qui fait tout l’intérêt d’autres pages du musicien y semble mise à l’index, hormis cette énergie toute particulière.
Un an plus tôt, Christophe Bertrand écrivait un trio pour clarinette basse, violoncelle et piano pour Accroche Note qui en donna la première en octobre 2007, à Musica [lire notre critique du CD]. Les cinq parties enchainent des jeux divers sur l’asynchronie, la tension ou encore la concentration, avec une inventivité et une saveur très personnelle, cette fois. Et c’est cette veine-là, précisément, que nous admirons. Un coup dru interrompt violemment ces dix minutes d’une dentelle nerveuse. Le 7 octobre 2000, le même festival programmait Treis pour violon, violoncelle, piano, qui partage avec l’œuvre précédente une interruption brutale. La plainte des cordes gagne sans ambages le geste introductif du piano, puis la répétition des motifs marque une gravité délicate, jusqu’au petit concerto pour piano au centre, et ses chutes incessantes. La danse survient, prolongée dans un frottement rustique – huit minutes passionnantes !
Enfin, jouée ce soir en troisième position du programme, Skiaï pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano est l’œuvre d’un génie de dix-sept ans que créèrent ses camarades du CNR de Strasbourg (1999). Elle nous mène aux confins du son, un peu à la façon de Mark Andre, dans un piano de velours et une clarinette moelleuse. Aucune attaque franche, tout opère dans une tendresse partagée, hormis la longue péroraison pianistique centrale, nettement assumée, dont la flûte caresse la résonnance mourante. Le seul crescendo, d’une densité appuyée, ponctué d’une aura de gong et de traits rapides de tous les instruments, est conclu par deux accords alanguis et le dessin d’un solo de clarinette. Les confins du début, secrets, auront le dernier mot : une longue tenue fragile. En 2010, Christophe Bertrand ne nous quittait pas complètement : son œuvre est là, inégale mais puissante.
KO